Homélie du 3ème dimanche de carême

Jésus chasse les marchands du temple
Ex 20,1-17; 1 Co 1,22-25; Jean 2,13-25

Par Ignace Plissart

J’entends souvent cette réflexion : « Monsieur l’abbé, ne me dites pas que Jésus n’a jamais
péché ! Ne s’est-il pas mis en colère sur les marchands du temple ? »
L’argument témoigne d’une profonde incompréhension de l’action publique de Jésus au
Temple. Or nous sommes là devant ce qu’on appelle ‘une sainte colère’. Car contrairement à
une certaine opinion, toute colère n’est pas mauvaise. « Il est des situations, nous dit saint
Bernard, où ne point s’irriter est péché ». Néanmoins il ajoute qu’une sainte colère doit être
juste, maîtrisée, bienveillante et exceptionnelle. Non seulement le geste de Jésus ne mérite
aucun reproche, mais il mérite mieux : il participe à la noblesse des ‘actions symboliques’ des
grands prophètes.
Une action prophétique (ou symbolique) est un geste exceptionnel, inattendu, hors du
commun, dont le but est de forcer l’attention d’un large auditoire pour lui transmettre un
message divin que les seuls mots n’arrivent pas à dire. Pour ce faire, toujours l’action
symbolique provoque, écorne les convenances.
Un jour, alors que la Judée était menacée d’occupation par les armées de Nabuchodonosor et que les autorités
de Jérusalem pensaient trouver leur salut en demandant la protection de l’Égypte, Jérémie convoque les
habitants de la ville, puis leur ayant présenté une maquette du Temple en terre cuite, la projette vers le sol où
elle éclate en mille morceaux. (Déjà à cette époque, on vendait ce genre d’article dans les boutiques voisinant
le temple de Jérusalem !) Après un temps de silence, il dit à la foule étonnée : « Voilà ce qu’il adviendra de
Jérusalem, si vous tentez de résister au roi de Babylone.» (Jé 7,12-15)
Gandhi lui aussi a eu recours à l’action symbolique. Ceux d’entre vous qui ont vu ce grand film qui porte son
nom se souviendront de cette scène bouleversante où en présence de ses partisans, il tente de jeter ses papiers
d’identité dans un brasero sous les coups de policiers anglais, et ce pour protester contre la discrimination
dont ses frères de race étaient l’objet.
Ceci dit, observons en détail le déroulement de son action prophétique.
Jésus la commence en faisant un fouet à l’aide de cordes qu’il trouve à même le sol.
Armé de ce fouet, il pousse les bestiaux hors du temple. Leurs propriétaires les suivent moins
par peur qu’impressionnés par l’assurance de Jésus. Puis Jésus renverse les comptoirs des
changeurs, répandant leur monnaie sur le sol (L’argent n’est-il pas la moindre des choses !
Luc 16). Enfin il ordonne aux marchands de colombes d’emporter leurs cages, en leur disant :
« Ne faites pas de la maison de mon Père, une maison de trafic. »
Deux remarques :
– J’ai beau cherché, je ne vois aucune trace de violence, mais seulement une force toute
maîtrisée. Le fouet improvisé n’a effrayé personne. Et si vous ressentez quelque gène pour les
pièces éparpillées, rassurez-vous : tout de suite, avant de quitter le temple, leurs propriétaires
les ont récupérées. A l’égard des colombes, symboles de paix, Jésus se montre très délicat, il
ne renverse aucune de leurs cages, il se contente de demander à leurs propriétaires de les
emporter avec eux, évitant ainsi aux colombes la torture d’un sacrifice. Par contre, Jésus ne
prend aucune précaution pour se protéger des réactions que son geste déclencherait. Or les
vrais violents veillent à leur protection rapprochée et lointaine.
– Comme l’exige toute action prophétique, Jésus adresse à son auditoire une parole
forte dont l’évangéliste nous rapporte l’essentiel : « Ne faites pas de la maison de mon Père
une maison de trafic. » Ce message fait écho au livre du prophète Zacharie et plus
particulièrement à la dernière page de son livre, à son dernier verset : « En ces jours-là, dans
la maison du Seigneur Yahvé, il n’y aura plus de trafiquants ! » (14,21).

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Ce verset contient, et une bonne nouvelle, et un appel à la conversion. La bonne nouvelle est qu’aujourd’hui
le Royaume de Dieu a commencé à germer au milieu de vous, que le Jour du Seigneur s’est enfin levé, que la
purification de son Temple vient de débuter ! Et l’appel à la conversion : Vous avez transformé la Maison de
Yahvé en une maison de trafic, de commerce, alors que sa mission est de favoriser un culte d’adoration « en
esprit et en vérité » ; le moment est venu de vous convertir, de reconnaître votre responsabilité dans l’errance
du peuple de Dieu ; Dieu est plein de miséricorde.
Comment réagissent les autorités du temple ?
Le lendemain, (selon Marc), elles viennent à lui et le pressent à se justifier : « Quel signe,
peux-tu nous donner pour justifier ce que tu as fait là, càd dénoncer le culte que nous
organisons ici dans le Temple ?
En fait les autorités du Temple ne lui reprochent pas son action publique, mais mettent en
doute sa légitimité. A leurs yeux, seul un signe, entendons un miracle, une intervention
manifeste de la puissance divine, pourrait prouver son bon droit. Un signe, tel que « la
traversée de la Mer Rouge, la manne tombant du ciel, la traversée à pieds secs du Jourdain, la
conquête fulgurante du pays de Chanaan, etc.). L’apôtre Paul évoque ce genre de signes
réclamés par les pharisiens, les scribes et les Sadducéens en I Co 1,22-23
« Les juifs demandent des signes (des miracles) et les Grecs recherchent la sagesse (des
arguments de la raison raisonnante). Mais nous, nous prêchons un messie crucifié, scandale
pour les Juifs, folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, il

est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. ».

Les autorités du temple pressent donc Jésus à se justifier par un signe, un miracle, un prodige.
Jésus s’y refuse, laissant entendre que son geste, non-violent et inscrit dans la tradition
prophétique, ne demande aucune confirmation car il est en lui-même la signature de la
« vraie » puissance de Dieu qui est humilité, abaissement, non-violence et bienveillance. Ne
comprenez-vous pas, leur dit Jésus, que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui est le
vôtre et le mien, n’est pas celui que vous imaginez ! Notre Dieu est un Dieu « autre, tout
autre ». Ce n’est pas dans le tonnerre et l’ouragan qu’Il appelle à la conversion, mais dans « la
brise légère ». Hier, c’était dans la brise légère de mon agir et de ma parole, que Dieu vous
appelait à vous remettre en question et à proposer au peuple la seule adoration qui lui plaise,
l’adoration « en vérité et en esprit » (Jean 5)
La réponse de Jésus scandalise les autorités du Temple ! À travers son action, humble et non-
violente, Jésus vient de leur révéler une tout autre image de Dieu, une image incompatible
avec la leur, une image inédite, reconnaissons-le, jugée « folie » aux yeux du monde. Oui,
Jésus les exhorte, au nom même de leur Dieu, de rompre avec l’image toute puissante qu’ils
s’en étaient fait, et avec la manière toute mercantile d’organiser son culte. Ils voyaient Dieu,
tel un dieu tout puissant, interférant directement dans l’histoire des hommes, arbitrant leurs
différends, châtiant les méchants, comblant les bons de bienfaits, un dieu mêle-tout, un dieu
exigeant des sacrifices, un dieu négociant le salut contre des œuvres religieuses, tout à
l’inverse de la nouvelle image que Jésus leur révèle.
Refusant de rompre avec leur image de Dieu, au nom même de leur Dieu, ils concluront que
Jésus ne pouvait être ni le Grand prophète, ni le Messie, et que donc il méritait la mort pour
avoir blasphémé contre Dieu et son Temple.